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nouvelles des temps à venir
30 mai 2014

Le TGV 2046 Il arriva à la gare de Lyon au

Le TGV 2046

Il arriva à la gare de Lyon au crépuscule et dîna au Train bleu, sous les fresques représentant le théâtre d’Orange au dix-neuvième siècle.

Il était temps de partir. Les panneaux annonçaient un TGV, départ vingt heures, quai numéro quatre, voie six. Les wagons des trains à grande vitesse sont baptisés d’un nom de province française, le sien se nommait “Lorraine”. Il n’était pas orange, comme les premiers modèles, mais bleu, bleu nuit exactement et il était garé au quai du départ de l’Orient express. Il était l’unique passager du wagon, le TGV démarra, destination 2046* et prit immédiatement de la vitesse. Il filait comme le vent, il eut à peine le temps d’apercevoir le Chinagora hôtel dans la banlieue, qu’il fut hors de Paris. Il voulut appeler, mais déjà il n’y avait plus de réseau.

Le TGV accélérait toujours, en fait, il prenait constamment de la vitesse. Il traversa le Morvan comme une flèche, s’enfila dans la vallée du Rhône et longea les Alpes en quelques minutes. Parvenu en Provence, un étrange phénomène se produisit. Alors que le paysage aurait dû défiler de plus en plus rapidement, ce qu’au demeurant il avait fait jusqu’alors et cela jusqu’à être impossible à distinguer tant ils allaient vite, soudain, ce paysage se figea, exactement sur le pont d’Avignon, juste au-dessus du fleuve. Pourtant, la machine poursuivait sa course folle ; des rideaux rouges s’abaissèrent, masquant le ciel et le train fila dans l’obscurité à une vitesse qui défiait le temps. Il pensa à une demoiselle d’Avignon avec des bleuets dans les yeux, qui l’avait un jour servi dans un restaurant, place de l’horloge. Il n’y eut plus de jour, il n’y eut plus de nuit et les pendules s’arrêtèrent.

Il décida de se rendre au bar. Là, des hommes s’étaient installés, teints pâles, costumes sombres et regards soupçonneux, probablement des gens de l’Ordre, ou des comités d’éthique. Une jeune femme les servait avec grâce. Quand elle débouchait une bouteille de vin, elle découpait soigneusement le négociant, qu’elle déposait d’un geste précis dans le petit sac qui battait sur sa fesse droite, retenue par la diagonale d’un lacet noir. Au fond du wagon, un écriteau était placardé sur une porte, sur lequel était écrit : “filles payantes, e pericoloso sporgersi”. La porte s’ouvrit, et une exquise lolita ukrainienne, fit son apparition. Elle était en retard, ses cheveux étaient encore humides de la douche, elle traversa le wagon d’un pas rapide sans regarder personne et prit la pose, pour attendre le client. Ses terribles yeux pers, réduits à l’état de deux fentes bleu acier, fixaient intensément le miroir, comme pour le faire fondre. Tout à coup cela arriva et le reflet de la jeune femme se liquéfia dans une lente coulée couleur de lac, qui se répandit sur le zinc. Il s’approcha d’elle pour l’embrasser mais la jeune Slave se serra contre lui, répétant sans fin à son oreille son nom :

« Edgar, Edgar, Edgar, Edgar, Edgar, Edgar… »

Au milieu du wagon, une patrouille de filles donnait le frisson : elles étaient toutes identiques, c’étaient les marionnettes de Ghost in the Shell*. Le TGV hurlait dans la nuit comme s’il était tracté par les locomotives à vapeur de jadis et fonçait dans des tempêtes de neige éternelle. Peut-être traversait-on la Sibérie, à la poursuite du train de guerre de Corto Maltese ? À moins qu’on ne fût déjà dans les étoiles ; dehors, Xiaomé, blessée au cœur par un poignard volant*, mourrait dans les bras de son amant. Immobile derrière le comptoir, la barmaid attendait sa commande. C’était Zhang Ziyi, qui le regardait sans le voir. Le contrôleur, se nommait Wong Kar Wai, et passant par-là voulut l’avertir :

« Vous allez vers 2046 ? demanda-t-il d’abord.

— Il semblerait.

— Qu’allez-vous y chercher ?

— L’oubli d’une petite putain slave qui hante encore mes jours et mes nuits. Ou peut-être celui d’une fille de Lorraine, avec laquelle j’ai connu un coït inouï.

— Qu’écrivez-vous ?

— Un livre comme on en écrit tous les mille ans, une épopée donc, une sorte d’odyssée.

— Relisez votre histoire, elle vous semblera si belle et si banale que vous en serez guéri.

— Peut-être ; après tout, j’en ai tant à oublier. »

Le metteur en scène montra toutes les jeunes femmes présentes d’un geste solennel et la barmaid d’un coup de menton :

« Prenez garde, ce sont des androïdes à émotions décalées. Il ne faut surtout pas en tomber amoureux. Elles ne sont pas tout à fait au point encore. Depuis la révolution féminine, c’est la fin des déesses. »

Sur ces mots, il se retira.

Resté seul, il observa la créature pétrifiée derrière le comptoir, qui était vraiment de rêve, puisque sa peau était parfaitement lisse, sans aucun défaut, même microscopique. Elle était infiniment attirante, réduite à l’état de femme-objet telle une créature de pixel. Il commanda un alcool, la barmaid s’anima sans se presser et lui servit son verre avec un sourire figé et un regard d’une immuable douceur étonnée qui semblait ne jamais le voir. Puis la barmaid androïde le regarda un instant, avec cet air las et faussement désabusé que savent parfois prendre les jeunes femmes et elle l’apostropha :

« Êtes-vous sincère ? » puis elle reprit sa pose de poupée figée.

 

Le train fendait la nuit comme un éclair. Une gerbe continue d’étincelles jaillissait des caténaires, striant l’obscurité d’un long trait de feu. Il se rappelait avoir fait l’amour avec la jeune slave. Un peu de lumière du jour traversait encore la fenêtre de leur chambre, il distinguait le beau visage, la bouche ouverte, les yeux remplis d’étonnement. Et tout à coup, dans le silence stupéfait de la chambre, elle lui avait déclaré, droit dans les yeux :

« I love you, I love you ! »

Il se tourna vers la jeune femme qui était restée près de son oreille. C’est alors seulement qu’il se dit :

« Elle m’aimait donc ? »

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