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nouvelles des temps à venir
14 juin 2014

Il avait acheté dans une brocante une statuette

Il avait acheté dans une brocante une statuette d’Athéna qui trônait sur son bureau. Il y a deux mille cinq cents ans que Myron a statufié cette jeune femme qui semble encore adolescente, en une Athéna de marbre dont une copie a été retrouvée dans les jardins de Lucullus à Rome.

La déesse a un long cou élégant, à peine un peu large pour son visage juvénile. Quelques boucles de cheveux apparentes supportent le casque Corinthien, porté relevé selon l’usage, par-dessus ce qui semble être le tissu froissé d’un bonnet de protection, dont les plis dessinent dans les orbites métalliques un deuxième regard scrutateur. Sa tête, tournée vers le côté gauche, s’incline vers le sol et un sourire léger flotte sur ses lèvres. Son nez droit et régulier prolonge le profil grec du front. Ses pupilles n’ont pas ce regard d’aveugle qu’on prête à tort aux personnages de pierre quand on ne les a pas vraiment regardés. Elle semble observer quelque chose, c’est un regard dominateur et bienveillant.

Après un moment de rêverie, il regarda à nouveau la statuette. Il avait l’impression d’être guetté, alors que le regard marbré est tourné vers le sol. Un orage tonnait au loin et se rapprochait. Une chouette hulula.

Il sentit comme une présence. À son grand étonnement, la tête d’Athéna bougea un peu, comme pour voir autour d’elle, puis le fixa étrangement. Alors soudainement la statuette s’anima, descendit de son socle et s’approcha du bord du bureau, d’où elle sauta dans le vide. Il eût le réflexe de l’attraper avant qu’elle ne se brisât sur le sol, mais dut retirer la main comme si elle s’était brûlée : alors qu’elle tombait, la taille de la statuette se multiplia et le marbre devint chair. Quand elle mit pied à terre, se dressait devant le mortel une jeune et jolie guerrière brandissant la terrible et longue pique. L’éclat du regard de la déesse traversait l’ombre du casque brillant, dardant vers lui l’oméga rayon violet de ses yeux*. Sous les pare-joues du casque Corinthien au grand panache oscillant, le mordant de la bouche de la déesse esquissait un sourire cruel comme si elle était devenue, en se métamorphosant, une figure composite de la belle de Miron, jeune et aux traits adoucis et des grandes statues que qu’on peut contempler au Louvre, de femmes un peu plus mûres et surtout plus sévères. L’orage se rapprochait, des éclairs illuminaient les ténèbres.

Il se demandait s’il n’assistait pas à une mascarade. Qui était cette créature, Athéna la déesse aux yeux pers, ou quelqu’un de déguisé, telle la belle Phyé qu’on arma comme un hoplite, pour que les Athéniens, croyant voir la déesse, reçoivent favorablement le tyran Pisistrate ? Était-elle la plus belle des jeunes filles que chaque année on habillait des habits des guerriers, pour faire rituellement le tour du lac Tritonis en Libye ?

Alors soufflant comme celle des vampires, le terrifiant son des paroles de la déesse, porta loin et longtemps les vibrations pourtant douces de sa voix de jeune femme. Il n’entendait pas le Grec ancien, il lui sembla malgré tout reconnaître dans cette voix terrible et enveloppante les mots disant qu’elle était Athena Niké, Athéna la victorieuse. Elle leva le bras qui le menaçait de sa pique. Il se jeta sur le côté, le bronze aigu, sifflant dans l’air, déchira le meuble contre lequel il s’était réfugié et la terrible lance resta fichée là, vibrant encore du choc extraordinaire qui l’avait propulsé. L’orage tonnait sur la ville, les cieux crevant en éclair et les trombes et les ressacs et les courants*.

Athéna aux yeux étincelants écarta un peu son grand bouclier rond, pour saisir son épée. Le pauvre mortel entrevit l’effrayante égide. Il aperçut aussi, entre la tunique courte qui recouvrait tout juste les fesses insolentes et les cnémides d’airain qui bottaient les jambes sublimes, un éclair doré de peau. Saisi d’un irrépressible réflexe, il bondit sur la jeune femme alors qu’elle dégainait, juste avant qu’elle ne referme devant elle son bouclier d’hoplite. Il saisit le poignet de la main qui tenait l’épée, en s’étonnant à peine de la résistance qu’opposait à son élan cette frêle créature, mais enfin, elle est déesse immortelle ; a combattu les géants et même jeté sur Encelade la Sicile. Du vague souvenir d’une prise Martiale, il parvint pourtant à la jeter à terre, roulant sur la jeune femme dans une bousculade où résonna le fracas du bronze sur le sol. Il tenait son poignet armé, en maintenant le visage au sol de son bras appuyant sur le cou.

Une odeur voluptueuse et divine l’enveloppa, il faillit en lâcher prise, Athéna relevait la tête, mais il se ressaisit et plaqua à nouveau la vierge à terre. L’autre bras de la guerrière était emprisonné dans son propre bouclier et d’une main restée libre, il tenta d’arracher le casque à cimier. Mais le casque ne bougea pas, comme s’il était de la chair d’Athéna qui était née le portant, comme si seule une main divine eût pu l’ôter.

L’orage altitonnant se rapprochait de plus en plus, des rafales de vent battaient dehors les volets, les éclairs furieux foudroyaient le firmament. Un aigle tournoyait dans le ciel. Sur les collines, les oliviers tremblaient de toute leur ramure. Athéna se débattait autant qu’elle pouvait, sifflant de colère un souffle qui faisait vibrer jusqu’aux lourdes portes de l’immeuble où il habitait. Mais il tint bon, réussit même à emprisonner les jambes de la déesse, alourdies du bronze des cnémides qu’elle portait. Dans la bataille, la cuirasse se détacha et Athéna se trouva dépouillée de l’égide dénudant ses jolis seins et devant leur divine perfection, il ne put se retenir et la caressa de sa main libre. Il sut alors ce que peut être le toucher de la chair quand elle est divine et en fut si ému, qu’il désira la belle Parthenos, elle qui est, sauf pour le mariage, toujours du côté des hommes. Il arracha la tunique courte qui ceignait encore ses reins, et put enfin contempler la nudité céleste. Il craignait bien d’être aveuglé comme Tirésias de voir une déesse nue, mais bien qu’ayant du mal à soutenir l’éclat de cette beauté, il conserva la vue. Athéna avait peut-être condamné le jeune voyeur surtout parce qu’il avait vu se baigner sa propre mère, qui était servante de la déesse.

 

Il n’avait jamais violé de femme. Tant qu’à commencer, autant prendre une déesse, vierge et guerrière de surcroît. Athéna la déesse aux yeux glauques, couleur du reflet sur la mer, poussa un terrible gémissement qui lui fit un instant suspendre son emprise, un gémissement long et rageur dont les vibrations faisaient trembler dans l’immeuble tout ce qui pouvait trembler, un gémissement qui faisait écho au cri de guerre qu’elle avait poussé, à peine sortie du crâne du son terrible père. Le tonnerre roulait sans cesse dehors, les éclairs illuminant la nuit comme si l’orage s’était immobilisé sur le toit. Saisi de peur, il colla sa bouche sur celle d’Athéna et l’embrassa en étouffant ses gémissements. Il respira son haleine et eut en bouche le goût de sa langue, et il connut un peu ce que peut être les miraculeuses saveurs du nectar et de l’ambroisie, seules nourritures des dieux.

Alors il força la divine et emporta d’un coup de rein dix mille ans de virginité guerrière dans le précipice vertigineux du goût d’une chair ineffable. Son corps au-dessus d’Athéna faisait de l’ombre et dans ce peu de lumière, des bleuets scintillant dansaient comme des fées dans les yeux de la belle. Comme un nageur mort, il fut enseveli dans le linceul du corps blanc de la déesse.

Un coup de tonnerre éclata si fort que les murs semblèrent vouloir s’écrouler. Un éclair déchira l’espace, la fenêtre s’ouvrit d’un coup, on y voyait comme en plein jour au sein de la nuit, et il se réveilla soudainement. Dehors, un orage s’éloignait. Le vent avait ouvert la fenêtre qui battait dans la pièce. Il éclaira et observa la statuette d’Athéna qu’il avait achetée, posée sur son bureau, immobile, la tête inclinée vers son bouclier et sa lance depuis longtemps disparus.

 

Sampling*

l’oméga rayon violet de ses yeux (“Voyelles” Arthur Rimbaud)

les cieux crevant en éclair, et les trombes et les ressacs et les courants (“Le bateau ivre” Arthur Rimbaud)

Quel mauvais génie, toi qui d’ici n’emporteras pas tes yeux, t’a conduit par ce chemin funeste ? Elle parla ainsi, et la nuit prit les yeux de l’enfant. (“Hymnes” Callimaque)

 

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